7.

Grâce à l’attestation dont elle était désormais pourvue, Shushô n’avait plus à se soucier de trouver une auberge susceptible de l’accueillir. Elle suivait maintenant la grand-route et filait droit vers la mer Noire.

Shushô n’avait encore jamais vu la mer. Elle était née et avait grandi à Renshô, ville dont elle n’était que très rarement sortie. Lorsqu’elle découvrit cette immense étendue d’eau, elle en fut presque effrayée. D’avoir vécu au pied du mont Ryô’un, au milieu des montagnes, ne l’avait guère habituée à ce genre de panorama : un horizon sans frontières, sans repères, si vaste qu’il en devenait angoissant.

— Impressionnant, les choses qu’on peut voir dans ce monde… dit-elle, le regard perdu. Allez, Hakuto, c’est parti !

Hakuto paraissait inquiet, comme si l’appréhension qu’elle éprouvait elle-même se transmettait à sa monture. Elle se pencha pour lui caresser l’encolure. Un frisson parcourut la peau du môkyoku et il partit au grand galop.

Pendant quelques jours, Shushô suivit la route qui longeait la rive de la mer Noire, se dirigeant toujours vers le sud. Elle espérait atteindre rapidement Rinken, la ville « en regard de Ken », située à la pointe du royaume de Kyô. De là, elle n’aurait plus qu’à traverser le détroit de Kenkaimon, « la porte de la mer de Ken », pour parvenir jusqu’à la ville de Ken, dernière étape avant de franchir la porte Reiken.

— Il me reste encore six jours pour y arriver avant l’équinoxe de printemps. Ça devrait aller… grâce à toi, Hakuto, souffla-t-elle à son oreille.

Et grâce à Rikô aussi…

Elle donna quelques tapes sur le cou de sa chimère pour l’encourager. Hakuto augmenta l’allure. Il avait envie de courir. Le vent du sud qui caressait son pelage lui faisait oublier la fatigue. Il voulait aller plus vite encore. Si Shushô ne l’avait pas chevauché, il aurait poursuivi sa course à travers le bleu immense qui s’étalait devant lui, sans jamais s’arrêter.

— Ne va pas si vite ! Tu vas encore te faire mal à la patte comme hier !

La jeune fille tira sur les rênes pour le faire ralentir, mais sans effet. Il traversait les vallées, rapide comme le vent, bondissait par-dessus les forêts. À chaque bourg qu’ils passaient, Shushô comptait sur ses doigts : plus qu’un avant Rinken.

Le jour s’achevait. À l’ouest, le soleil déclinait rapidement au-dessus de l’arête des sommets rocheux. Bientôt, le ciel allait se teinter de rouge. L’ombre portée de Hakuto s’étirait sur le sol, pareille à une longue langue léchant la surface des reliefs. Au cours de son périple, Shushô avait observé que le soir venu, la mer s’assombrissait, elle aussi, tout comme les montagnes.

À l’approche du dernier village, Hakuto s’éleva d’un bond dans les airs pour le survoler, et Shushô put apercevoir, au loin, les remparts de Rinken. Et autre chose, aussi.

— Hakuto ! cria-t-elle en tirant sur les rênes, pour l’obliger à rester en vol.

Mais il était incapable de s’y maintenir, et elle ne put observer plus longtemps cette chose qu’elle avait entraperçue.

— Hakuto, remonte, s’il te plaît ! Vole !

Obéissant à sa demande, il prit appui sur ses pattes postérieures et poussa de toutes ses forces pour s’arracher du sol.

Cette fois, dès qu’ils eurent pris un peu d’altitude, Shushô concentra son regard sur le paysage qui apparaissait devant elle : une plaine qui commençait à verdir à l’approche du printemps, un petit village noirâtre, probablement victime d’un incendie, comme elle en avait déjà tant vu, et au-delà, la ligne côtière soulignée par l’écume blanche des vagues. Une pointe de terre s’avançait dans la mer, grise comme de la roche, et un peu en retrait de ce cap, la ville dont elle pouvait maintenant distinguer les toits. Et puis plus loin, sur l’autre rive, cette forme aux contours incertains. Sa base se fondait dans le bleu du ciel, de même que son bord supérieur que l’on distinguait à peine. On aurait dit l’ombre bleutée d’un mur immense, projetée sur un fond plus foncé, d’un bleu légèrement violacé.

On dirait une chose gigantesque flottant au-dessus des eaux !

Sur ce bandeau vertical tendu sur la mer, le soleil déclinant produisait toute une gamme de nuances azurées. Ses deux extrémités finissaient par s’estomper jusqu’à disparaître complètement dans le décor.

— Les monts Kongô…

Shushô en eut la chair de poule. Elle lâcha les rênes de sa monture. Lorsqu’elle les reprit, elle frôla le pelage de Hakuto : ses poils étaient tout hérissés.

Le mur de la mer Jaune… De l’autre côté, le domaine des yôma. Avec les Cinq Pics au milieu.

Enfin, j’y suis. Les fameux monts Kongô…

Ils étaient d’une taille démesurée, même aux yeux de Shushô qui avait pourtant vécu au pied du mont Ryô’un.

La courbe qu’avait faite Hakuto en s’élevant dans les airs avait atteint son apogée, et il redescendit lentement vers le sol. Le mur bleu disparut derrière les vallons.

— Les monts Kongô… murmura Shushô.

Elle colla sa joue contre le cou de l’animal.

— Va, Hakuto. Va !

Aussitôt, le môkyoku se mit à courir à une vitesse folle, obligeant Shushô à se cramponner à lui. Il gravit une côte, dévala l’autre versant à grandes foulées pour regagner la route et passa devant la porte de Rinken sans même ralentir. Il s’enfonça ensuite dans la campagne, courut à travers champs, puis escalada une colline couverte d’arbustes. Arrivé à son sommet, il avait atteint l’extrême pointe du cap.

L’énorme masse des monts Kongô dominait la mer.

Sa couleur vira lentement du bleu violet au bleu indigo. Puis les derniers rayons du soleil couchant firent étinceler un instant la ligne de crête qui disparut finalement, comme dissoute dans le crépuscule.

Combien de temps avait duré la scène ? Shushô, immobile devant ce spectacle grandiose, comme hypnotisée, n’en avait aucune idée.

Les ailes du destin
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